Новости по-русски

Perquisitions aveugles: la fabrique des prochains djihadistes?

Perquisitions aveugles: la fabrique des prochains djihadistes? TERRORISME - Ce que permet un dispositif d'exception comme l'état d'urgence, c'est non seulement le contrôle des allées et des venues dans le territoire et aux frontières, mais aussi l'exécution de perquisitions sur ordre express du préfet, donc sans le contrôle d'un juge (entre autres mesures d'assignations à résidence, et de fermetures de lieux jugés sensibles). C'est donc sans surprise que les assignations à résidence, et les perquisitions se multiplient. Bernard Cazeneuve pouvait se féliciter, mercredi 3 décembre, du nombre de 2235 perquisitions administratives effectuées depuis le début de l'application de l'état d'urgence. Sans surprise encore, toutes ces actions de police visent majoritairement ceux que nous nommerons, par souci pédagogique, "les musulmans un peu trop voyants".

L'une des rares vertus de cette période aura été d'ouvrir une série de débats sur quelques points aveugles de notre conversation collective. Avec cette propension des autorités à viser "les musulmans un peu trop voyants", un certain nombre de spécialistes et de journalistes ont pris la plume pour mettre à la disposition du public une série de distinctions, et commencer de diluer les confusions qui polluent le débat. Pour n'en citer qu'une (mais il y en a bien d'autres), la tribune savante de l'islamologue Romain Caillet parue sur le site participatif du Figaro le 26 novembre, rappelant qu'il n'y a pas nécessairement une différence de degré entre les salafistes et les djihadistes. Ou pour le dire simplement: le salafisme n'est pas l'antichambre du djihadisme.

Considérant qu'il existe à tout le moins trois courants structurants de l'univers salafiste, il faudra distinguer un salafisme quiétiste (qui sera à l'Islam ce que les quakers sont au christianisme), un salafisme politique et réformateur (qui serait la chapelle dans laquelle se reconnaissent les Frères Musulmans par exemple), et un salafisme djihadiste. Ces trois courants partagent une base idéologique commune. Peut-être même moins que cela, d'ailleurs: une simple grille conceptuelle commune. Mais tant qu'un grand travail épistémologique, selon une démarche scientifique, n'aura pas été initié pour appréhender ces phénomènes, nous devrons user de dénominations imprécises par provision.

Cette grille conceptuelle commune mise à part, le salafisme quiétiste, le salafisme politique et le djihadisme non seulement connaissent des désaccords, mais aussi sont-ils, parfois, des concurrents directs. Bref, un salafiste, ce musulman trop voyant qui gêne votre vue en se promenant sur les trottoirs haussmanniens de la capitale, n'est pas nécessairement un djihadiste.

Il ne m'appartient pas de juger, dans ce papier, du fait de savoir si l'adoption d'une religion aussi visible dans l'espace public est un problème pour la version française de la laïcité. Dans certains pays européens, une autre lecture de la laïcité tolère une visibilité du salafisme quiétiste dans l'espace social partagé (en Allemagne, ou au Royaume Uni par exemple). Mais c'est sur la base de cet argument de fait, à savoir qu'un salafiste n'est pas nécessairement un djihadiste, qu'il convient de s'alarmer de ces perquisitions de masse. Les termes des ordres publiés sur les réseaux sociaux laissent voir qu'elles sont parfois menées au domicile de certaines personnes sur la seule base juridique qu'elles sont "radicalisées". C'est la doctrine du filet: on ratisse, et même si on ratisse trop large, il y en aura forcément un dans le lot qu'il fallait ramasser. Sauf que pour un véritable terroriste arrêté, on en fabrique des dizaines d'autres qui n'étaient pas prédestinés à le devenir.

Il suffit de lire les témoignages pour comprendre ce que cette période va donner. Depuis quelques jours, certains racontent ce qu'ils ont vécu sur Twitter, photos à l'appui. Ici un jeune empoigné violemment dans la rue, mains dans le dos, plaqué contre le mur, à se faire hurler dessus par des gabarits tous plus intimidants les uns que les autres. Il porte une barbe et se trouvait au mauvais endroit après les heurts place de la République.

Là, une femme portant le voile intégral (on ne sait même pas si elle le porte dans la rue), voyant arriver chez elle une troupe de huit policiers, qui la palpent en rigolant devant ses enfants, qui retournent tout l'appartement, et qui partent en laissant le dessin d'un pénis sur une prière collée à sa porte. En toute logique, cette femme écrira ensuite, sur Twitter, que ces "chiens", "ces porcs" ont violé son intimité et sali sa dignité, souhaitant qu'"Allah les brise". Et en toute logique, la moitié de la fachosphère lui est tombée dessus en l'insultant plus violemment encore, la forçant à verrouiller son compte. Après cette rude journée, on la comprend! Prime à l'ignorance: cette femme, se revendiquant d'un salafisme ultra-orthodoxe, est aussi bien connue pour son activisme anti État-Islamique (EI). Ce que l'on pourrait comprendre si l'on se donnait la peine de connaître un minimum ces différents courants qui structurent un univers de pensée salafiste loin d'être homogène.

On imagine déjà un interlocuteur djihadiste convaincu: "tu vois, je t'avais dit que ton Islam politique ne te protègerait pas: la seule façon de protéger les Musulmans c'est de prendre les armes." Remercions le Ministère de l'Intérieur français pour cette campagne publicitaire gratuite au bénéfice d'une certaine compagnie de cars, dont les lignes entre l'Europe et la Turquie, rampe de lancement des combattants vers la Syrie, n'ont pas vraiment été désertées ces derniers mois.

Lors sa tournée post attentats, le juge Trévidic a tenu des propos passés relativement inaperçus. On était occupé à lui faire dire qu'il avait alerté sur le risque terroriste avant le 13 novembre, parce que ça fait toujours son petit effet à la télé. Mais sur France Inter, le 23 novembre, Patrick Cohen avait pensé à lui demander si l'état d'urgence était efficace, et dans ce cas, s'il ne serait pas opportun de le prolonger plus que prévu. Marc Trévidic avait alerté, cette fois, sur les risques collatéraux d'actions de police aveugles. A long terme, traiter de la même manière des terroristes convaincus de retour de Syrie, et des personnes à la limite de basculer, fragiles mais n'étant pas prêtes à passer à l'acte, serait un désastre social autant que sécuritaire. Tandis qu'une perquisition mal ciblée pourrait manquer une vraie cache d'armes, elle pourrait aussi transformer un gamin perdu en partisan convaincu de l'EI. Quand bien même ce gamin eut-il nourri à l'égard de la République française, un certain nombre de ressentiments accumulés au fil des années, quand bien même eut-il traversé une période de doute et de recherche personnelle, à regarder du côté de certains discours religieux dans lesquels ils s'imagine peut-être, à un moment ou un autre, pouvoir trouver des réponses, est ce une raison pour défoncer sa porte, retourner sa maison et l'humilier? Dans un état de droit, en tous cas, non.

Est ce qu'on pense vraiment que ces scènes brutales, telles qu'elles sont décrites, photos à l'appui, vont rendre ces gens plus républicains, alors qu'ils les subissent sans rien avoir à se reprocher que leurs opinions? Est ce qu'un énarque fort instruit, quelque part, dans un bureau, s'est vraiment dit que de mettre à sac l'appartement de religieux ultra-orthodoxes allait les convertir à la laïcité et faire d'eux d'impeccables patriotes? On mise peut-être sur le syndrome de Stockholm pour penser que des gens humiliés et victimes d'injustice allaient soudain se mettre à chanter des déclarations d'amour à la France? Les choses, finalement, sont assez simples à prédire: ce que nous faisons, par ces actions de police de masse, aveugles, ce n'est ni plus ni moins que de planter les graines de la prochaine génération de djihadistes. A chaque perquisition arbitraire, à chaque assignation à résidence injustifiée, on envoie des charrettes de gamins en Syrie, avec la bénédiction des autorités de ce pays.

Dernièrement, lors d'un terrain pour un reportage, j'ai été amenée à passer du temps chez Adel, un professeur de philosophie du Kef, une ville montagneuse du nord-ouest de la Tunisie, à 40km de la frontière algérienne. Adel est un vrai professeur de philosophie: un homme ouvert, sensible, qui parle avec douceur. Il continue de s'en remettre à ses lectures lorsque le désordre du monde le dépasse, puisant chez Sartre et Derrida ces concepts rassurants, sur lesquels la raison s'appuie quand on a l'estomac trop noué pour déglutir.

Un soir, j'étais assise dans son salon avec sa famille. Il avait tenu à me raconter une anecdote qui lui était arrivée l'année précédente. Il voulait que je comprenne mieux les problématiques auxquelles sont parfois confrontés les enseignants dans ces régions de l'intérieur, délaissées par le pouvoir de Tunis. Un beau jour, une élève est arrivée en classe en portant le niqab, ce voile intégral que l'on utilise désormais comme symbole de la maladie, sorte de métonymie maléfique sous laquelle se tiendraient tous les maux de l'Islam radical.

Dans le lycée d'Adel, la quasi totalité de l'équipe pédagogique voulait que la jeune fille soit exclue du lycée. Mais en tant que professeur principal de cette classe de section littéraire, il s'y était opposé. Il a bataillé ferme et obtenu que l'élève continue de suivre les cours. Toute l'année, il a débattu avec elle: c'était probablement la meilleure de la classe, et elle participait toujours aux leçons sur Platon, Spinoza et Hegel, qu'elle comprenait mieux que les autres. Le jour du bac, on avait fait en sorte qu'elle ne puisse pas se présenter à l'examen, en lui volant sa carte d'identité: les réactions hostiles au salafisme sont parfois au moins aussi vives que l'islamisme anti-républicain, dans certaines couches de la société tunisienne. Mais Adel et quelques collègues sont intervenus, encore une fois, pour que la jeune fille soit acceptée. C'est avec beaucoup de fierté teintée d'émotion qu'il conclut l'histoire en me disant que la jeune fille avait eu la note de 15 à son devoir de philosophie. Le jour de la remise des bulletins... elle avait enlevé son niqab.

Cette histoire s'est passée dans une région marginalisée de la Tunisie, où les habitants sont confrontés chaque jour aux problèmes dus au retard de développement, au terrorisme niché dans les maquis alentours, à l'ignorance de la classe politique, au mépris de certains Tunisiens des grandes villes. Là, un modeste professeur de philosophie, à la paye à peine plus élevée que celle d'un éboueur, a eu l'intelligence de regarder en face un problème, dans lequel tout un appareil d'État est en train de foncer en le renforçant.

Lire aussi:

• L'état d'urgence dans tous ses états

• L'état d'urgence permanent?

• La loi sur l'état d'urgence renonce au contrôle de la presse et des magistrats

• Pour suivre les dernières actualités en direct sur Le HuffPost, cliquez ici

• Tous les matins, recevez gratuitement la newsletter du HuffPost

• Retrouvez-nous sur notre page Facebook


Également sur Le HuffPost:

Читайте на 123ru.net