“Let’s Get Lost” de Bruce Weber : pourquoi il faut revoir l’inoubliable portrait de Chet Baker

Le documentaire du photographe sur la légende du jazz, hantée par sa mort prochaine, ressort en salle.

Chant du cygne d’une idole déchue et magnifique, Let’s Get Lost, essai documentaire en noir et blanc du photographe Bruce Weber, est un film complètement à part. Son sujet, c’est le trompettiste et chanteur Chet Baker, saisi sur le vif quelques mois avant sa mort, entre 1986 et 1987. Mais Weber ne s’est pas contenté de filmer le musicien, indolent, défait mais lucide, au crépuscule de sa vie ; il a également convoqué des témoins qui évoquent son passé glorieux et maudit.

Des compagnons de route liés aux flamboyants débuts de Chet Baker, tels le photographe William Claxton, le producteur Richard Bock ou le trompettiste Jack Sheldon, se souviennent du jeune chanteur à la voix blanche et au visage d’ange, au moment de ses premiers triomphes en Californie, dans la première moitié des années 1950.

L’image constamment instable de Baker

Et surtout, plusieurs des compagnes de Chet Baker prennent la parole pour décrire sa personnalité attachante mais défaillante, ses absences répétées, son addiction à l’héroïne. Let’s Get Lost dessine alors le portrait fantomatique d’un artiste insaisissable par nature.

Ce qui est passionnant dans le film de Bruce Weber, c’est la manière dont il entrelace différentes strates du temps, différentes facettes de son personnage pour dévoiler une image constamment instable de Baker. Envisagée simultanément comme une icône et un être humain tout à la fois génial et faible, la figure du musicien n’est jamais figée par le regard de Bruce Weber, pourtant complètement fasciné par son objet.

La réalité et la légende s’entremêlent ici en permanence dans un fascinant jeu de miroirs entre le passé et le présent. Mais Let’s Get Lost est surtout profondément hanté par la mort. On sent que Chet Baker n’a plus aucune illusion sur la vie : il sait qu’il va mourir. Il est d’ailleurs filmé comme un homme en sursis, comme un fantôme en devenir, comme une trace et une archive pour l’avenir.

Tenu en vie par la musique

Au final, la beauté de Let’s Get Lost tient davantage encore à la musique de Baker, musicien jusqu’au dernier souffle. Les instants si précieux où on le voit, le visage ravagé, en gros plan, au micro, chantant des standards mille fois entendus et pourtant d’une fraîcheur instantanée tiennent du miracle. Ces moments presque surnaturels révèlent le paradoxe d’un homme à bout de forces, tenu en vie par la musique intacte qu’il parvient encore à extraire de lui-même.

C’est cette voix venue d’ailleurs qui nous reste en tête au générique de fin, comme un souvenir lointain mais ô combien persistant, et fait de Let’s Get Lost un film vraiment inoubliable.

Let’s Get Lost de Bruce Weber (É.-U., 1988, 2 h, reprise). En salle le 19 juin.

Читайте на 123ru.net