Caroline Poggi et Jonathan Vinel : “Nos images accueillent la violence du monde”

6 ans après Jessica Forever, le duo Caroline Poggi/Jonathan Vinel effectue un retour fracassant avec Eat the Night. Nous les avions rencontré·es en mai dernier au Festival de Cannes pour parler de ce film tentaculaire qui embrasse avec virtuosité aussi bien le polar, la tragédie amoureuse que le film catastrophe. Une discussion qui zigzague entre The Wire, Friedkin, Call of Duty et à travers laquelle les cinéastes nous racontent les images qui les hantent et la violence du monde

Dans Eat the Night, vous domptez votre style, extrêmement lyrique et poétique au profit d’un polar très rugueux conduit avec un minimalisme implacable, avez-vous pensé ce film comme une rupture dans votre filmographie ?

Caroline Poggi – La grande différence avec nos films précédents, c’était qu’on voulait cette fois absolument l’inscrire dans le monde réel. Le placer dans une sorte de réalisme du monde, là où Jessica Foverer était complètement déréalisé et où le monde s’apparentait à un jeu vidéo. Hormis le polar, l’origine de Eat the Night c’est la tragédie amoureuse. Mais c’est toujours dur de dire l’origine des films car ce sont des embryons d’idées qui se nourrissent et naturellement se rencontrent.

Jonathan Vinel Tout le travail au scénario, c’était d’arriver à allier tous ces désirs entre eux sans que ça soit trop indigeste. C’était la première fois qu’on co-écrivait vraiment un film, ici avec Guillaume Bréaud (La Bête, Une vie violente, Bird People). Il n’est pas scénariste de métier, mais réalisateur. Il n’est pas du tout formaté dans sa conception du scénario, il est très ouvert et on se rejoignait sur plein de bouts de cinéma. Il nous a aidé·es à structurer et à trouver l’épure, notamment sur l’aspect thriller du film.

Quelles sont les inspirations qui vous accompagné·es pendant la fabrication du film ?

Jonathan Vinel Dès l’écriture, c’était la série The Wire. On a commencé à écrire pendant le confinement, on en a profité pour regarder la série en entier, car on n’avait jamais dépassé la saison 2. Il y a un personnage qui nous a hanté·es, c’est Omar. Le film entretient pas mal de liens avec lui.

Caroline Poggi – On a toujours aimé le cinéma de James Gray, celui d’Abel Ferrara. Un de mes films préférés c’est To Live and Die in L.A de Friedkin, je le trouve magnifique. À un moment, tu as envie de t’essayer à ça dans tes films, de te réapproprier des formes anciennes du cinéma classique en les mettant en bascule avec le jeu vidéo, qui est pour le coup quelque chose d’assez expérimental formellement. Ce n’est pas un film qui s’est fait contre Jessica Foverer, mais qui s’est écrit dans un désir de retourner vers nos premières amours de cinéma.

Votre film met en scène deux régimes d’images : le réel et le virtuel. Le monde réel est autant parasité par le jeu vidéo que l’inverse. Ce sont deux mondes que vous n’opposez pas ?

Jonathan Vinel – On a voulu faire un film sur une génération qui a grandi dans le virtuel et questionner comment celui-ci modifie notre vie réelle. L’idée c’était de ne pas le faire dans une opposition morale qui prétendrait que les jeux nous empêchent d’être dans le monde. Le jeu n’a pas réellement d’histoire ou de but mais ce qui le remplit, ce sont les interactions qu’ont les personnages et les sentiments qu’ils mettent entre eux.

Caroline Poggi – C’est surtout le personnage d’Apolline qui exprime vraiment toute sa colère, sa solitude dans le jeu. Elle s’y engage beaucoup émotionnellement parce qu’elle n’a rien d’autre. À ce moment-là, elle a 17 ans, elle est chez elle, il n’y a personne, il n’y a plus son frère.

Jonathan Vinel – Avant dans nos films, nos personnages étaient souvent déjà morts. Ils avaient tellement ingéré la violence du monde qu’ils ne savaient plus comment bouger. Dans Eat the Night, ils ne sont pas encore contaminés par ça. Ils ne sont pas déprimés, il faut qu’ils se battent. On voulait vraiment mettre l’action dans le film, dans le temps linéaire du film. Toutes les scènes d’action ont lieu dans la vie réelle, mais sont comme des missions de jeu. Quand Pablo doit vendre de la drogue, c’est comme dans GTA. Et à l’inverse, tout ce qui se passe dans le jeu, ce sont des rencontres.

C’est un film sur les traumas de l’époque, sur le malaise d’une génération qui a grandi avec des images d’une violence inouïe.

Jonathan Vinel – Dans les images violentes, il y a toujours un dialogue entre les jeux et le réel. Je me souviens d’une mission dans le jeu Call of Duty, qui a été supprimé depuis, où le joueur incarnait un terroriste qui devait abattre des civils dans un aéroport. Les images que l’on construit accueillent la violence du monde. On essaie de faire des films non pas hors du chaos du monde, mais à l’intérieur. On parle d’une génération qui est assaillie par des images hyper violentes. Il y a la violence que l’on voit, celle qui est filmée et souvent spectaculaire, mais aussi toutes celles qui ne se remarquent pas, celles des rapports sociaux, de classe. On cherchait vraiment à ce que la violence soit infusée à plusieurs niveaux, qu’elle ne soit pas uniquement directe et graphique.

Votre film met en scène une histoire d’amour déchirante entre deux hommes au cœur d’un polar, genre traditionnellement très codifié et hétéronormé. C’était important pour vous de réinventer le film noir avec des figures nouvelles ?

Jonathan Vinel On a toujours tendu vers ça dans notre cinéma : on filme des garçons qui ont des rapports ambigus. C’est un truc qui a toujours été là dans notre cinéma mais qu’on n’avait jamais mis au clair.

Caroline Poggi Pour la première fois, on a voulu aborder frontalement ce qu’est une histoire d’amour. Des gens qui s’aiment très vite, car ils n’ont pas le temps. Il y a quelque chose d’ultra romantique dans cette urgence à y aller. Ce sont les histoires d’amour qui me font le plus vibrer au cinéma.

Votre film dépeint plusieurs territoires : un quartier pavillonnaire grisâtre, une ville portuaire et une maison dans la forêt qui semble tout droit venir du conte.  

Caroline Poggi La ville portuaire, c’est le Havre. Ce qui nous a frappé avec cette ville, c’est que c’est un nœud du monde contemporain avec toutes ces ruines, ce dock qui représente le marché mondial dans toute sa crasse. Et en même temps, c’est un poumon ouvrier. Quand tu arrêtes le Havre, tu stoppes toute la France. Il y a quelque chose de nerveux dans cette ville qui colle très bien avec le thriller. Et puis elle a été détruite, puis reconstruite. Je trouve que ça parle vraiment de notre monde. Qu’est-ce que tu gardes ? Qu’est-ce qui reste ? Quelles sont les traces, les stigmates ? Pour la maison dans la forêt, c’était à Compiègne. Ce mélange des lieux crée forcément une déréalisation.

Par sa structure rythmée par un compte à rebours, votre film s’apparente à un film catastrophe jusqu’à une sidérante scène finale qui prend place dans le jeu vidéo Darknoon. Est-ce que vous pouvez nous raconter la conception de cette scène ?

Caroline Poggi Tout le film est structuré par le décompte du jeu, donc cette scène était cruciale mais on l’a eue très tard au montage. On l’a eue deux semaines avant la fin, et du coup c’était hyper perturbant pour nous parce qu’on ne savait pas qu’elle serait sa puissance. Lucien Krampf et Sara Dibiza ont porté tout le jeu Darknoon à bout de bras. Même eux ne savaient pas où ils allaient. C’était expérimental. Ç’aurait pu être méga naze mais on est méga fier, on a l’impression qu’on est allé au-delà de nos attentes.

Jonathan Vinel Ce qui est dur quand tu fais des films, c’est que tu as en tête des références de films qui ont des budgets énormes. Et toi, tu veux faire pareil. Donc on a dû penser ça en termes de mise en scène. On a filmé cette scène comme quelque chose de réaliste dans les mouvements de caméra, recréer une espèce d’urgence presque documentaire.

Caroline Poggi – Les fins de jeu nous ont toujours obsédés. C’est fascinant parce que c’est quand même le refuge de plein de gens qui y mettent beaucoup de choses, comme Apolline le fait, et d’un coup on te dit c’est fini. Tu perds tout ce que tu as créé, tout ce que tu as mis dedans et c’est irrémédiable. Le but c’était d’arriver avec cette fin de tragédie pure.

Le compte à rebours du jeu vidéo Darknoon, c’est aussi le nôtre ?

Caroline Poggi – C’est tout notre monde qui est entassé dedans. Il y a une phrase que j’aime bien, c’est : ‘Il faut pousser ce qui s’écroule’. Faire le deuil, le ménage, et après construire autre chose.

Eat The Night, avec Théo Cholbi, Erwan Kepoa Falé, Lila Gueneau en salle le 17 juillet

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