Denzel Curry : “Cette mixtape s’envisage comme un hommage au Sud”

Après douze ans d’attente, le rappeur de Miami publie enfin la suite promise d’une des mixtapes l’ayant révélé : “King Of The Mischievous South Vol. 2” est une lettre d’amour, récréative et conquérante au rap du sud des États-Unis. Rencontre.

Terrassé par le sentiment de vulnérabilité exacerbée qui irriguait son précédent album, l’intimiste et ambitieux Melt My Eyez See Your Future – qui regardait vers l’intérieur et amorçait une mue soul sous influences Erykah Badu –, on aurait presque oublié le Denzel Curry de Zuu, point culminant de sa carrière qui le consacrait comme l’un des meilleurs rappeurs typiquement floridiens, aux côtés de Kodak Black ou Ski Mask The Slump God.

Plus qu’une redite de ce produit purement Miami vicié et ultra-personnel, Denzel Curry, seulement 29 ans au compteur, décide d’aller encore plus loin sur King Of The Mischievous South Vol. 2 et de replonger douze ans en arrière, à une époque où il incarnait l’avant-garde du rap floridien au sein du Raider Klan de SpaceGhostPurrp. Ce flashback prend la forme d’une mixtape luxueuse – ou d’un album qui ne dit pas son nom – repartant aux racines de sa pratique du rap : son floridien, influences cradingues de Memphis (Three 6 Mafia en pole) et saturation.

Moins personnel que Zuu (qui baignait dans une cosmogonie de signes et d’images strictement issus de la banlieue de Miami, Carol City), le très attendu KOTMS Vol. 2 s’envisage comme un baroud d’honneur à la carrière de Denzel Curry (featurings clinquants, et storytelling conquérant), autant qu’il constitue une humble cartographie passée et actuelle du rap du sud des États-Unis.

Un patchwork à la gloire de celles et ceux qui font la nique à l’alternance West Coast/East Coast depuis qu’André 3000 s’est exclamé : “Le Sud a son mot à dire !” sur la scène des Source Awards en 1995. Rencontre avec celui qui continue de construire des ponts entre la Floride, le Texas et la Géorgie, entre deux enregistrements dans un studio parisien.

Comment tu as décidé de relancer la série des King Of The Mischievous South 12 ans après ?

Tout a commencé durant le processus de création de la réédition de 13LOOD 1N + 13LOOD OUT. Je bossais sur deux projets à la fois à ce moment-là. Mais le nom est venu après, c’est pratiquement la dernière chose à avoir été bouclée. J’avais tous les morceaux qui correspondaient à une ambiance qui me paraissait similaire et, après cela, on a contacté mon DJ, DJ Poshtronaut, et Nick León [un producteur de Miami ayant travaillé pour Rosalía] pour tout finaliser, établir les transitions, inviter Kingpin Skinny Pimp pour animer le tout. Je me souviens d’un appel avec Mark [Maturah, son manager] qui me dit : “La seule chose qui doit bouger, c’est le nom !” Il était resté bloqué sur la suite de King Of The Mischievous South, mais à chaque fois que j’ai essayé de faire le volume 2, ça finissait par devenir un autre album. Quand j’ai capté, je lui ai dit : “Oh, je sens que tu veux l’appeler KOTMS Vol.2, et il a acquiescé. C’est comme ça qu’on a décidé de revitaliser la série.

Qu’est-ce qui a marché cette fois, qui n’avait pas marché auparavant ?

Ça semblait naturel. Quand j’ai fait 13LOOD 1N + 13LOOD OUT, l’original, j’avais plein de morceaux qui n’avaient pas fait le cut pour les projets précédents, Zuu, Imperial, TA13OO. C’était un maillage de tout ça. J’ai mes notes où je planifie toujours quelque chose. Quand j’ai planifié 13LOOD 1N + 13LOOD OUT, je faisais intentionnellement un projet aux influences Memphis et plus largement sudiste. Les morceaux qui sont restés me rappelaient mon époque Aquarius Killa [un de ses nombreux alias au début de sa carrière], et c’est là qu’on a pu se dire qu’on faisait KOTMS Vol. 2.

Qu’est-ce que ça te fait de replonger dans cette époque ?

Replonger là-dedans, ça signifie juste que ça ne m’a jamais quitté. Tu peux trouver des réminiscences de ça dans quasi toute ma discographie. Parfois, je l’ai mélangé ou masqué avec d’autres choses, que ce soit du lyricisme ou du screamo, parce que j’ai toujours voulu exprimer ma versatilité, mais ma base, c’est que cette partie de moi, en tant que MC, ne m’a jamais quitté. Quand je bossais sur ce projet, je ne pensais pas intentionnellement : “Ok, je vais faire un projet comme Aquarius Killa.” Je voulais juste faire des chansons, et il s’est trouvé qu’elles répondaient à la même ambiance que le premier volet.

Qu’est-ce qui a changé pour toi depuis 2012 ?

[Rires.] Évidemment, je suis devenu meilleur pour faire des albums. Ma position dans le game est différente. Les collaborations que je ne pouvais pas sécuriser quand j’avais 16, 17, 18 ou 19 ans me sont ouvertes. Même certains des plus vieux morceaux de la mixtape ont eu le temps de s’épanouir dans le temps quand j’ai eu accès à ce genre de collaborations très récemment.

Est-ce que tu l’envisageais comme un hommage à la Floride ?

Je n’y pensais pas vraiment avant que ça ne prenne forme. La vision globale s’est formée au fur et à mesure du projet, des personnes qui sont venues poser dessus, et de moi qui réalise ce que je suis en train de faire. Cette mixtape s’envisage plutôt comme un hommage au Sud, comme un tout.

Tu vois ça comme une manière de boucler la boucle ?

[Rires.] Je savais que j’allais faire un second volet depuis longtemps, je ne savais juste pas quand !

Quand j’ai commencé, je ne trouvais personne qui rappait comme je rappais

Est-ce que tu veux toujours pousser la musique sudiste plus loin ?

La musique, c’est de la musique ! Fais juste quelque chose qui te semble vrai pour toi. Quand j’ai commencé, je ne trouvais personne qui rappait comme je rappais, ou faisais le genre de trucs que je faisais. Évidemment, quand j’étais plus jeune, je voulais pousser ce son, changer la manière dont les personnes voyaient globalement la musique du Sud. La Floride n’est pas vraiment l’endroit le plus ouvert d’esprit pour grandir quand il s’agit de musique. Quand tu rappes, tu dois sonner comme Ice Billion Berg, Kodak, Trick Daddy, Trina, City Girls. Moi, j’ai toujours voulu aller contre ces injonctions mais, au final, tout rejoint le fait que je suis de Miami, que je parle des mêmes expériences que tous ces artistes que je viens de citer. Simplement, tout le monde doit le faire d’une manière différente. J’ai grandi avec certains d’entre eux, je les respecte et ils me respectent. J’ai juste choisi un autre chemin.

Qu’est-ce qui fait la force de la Floride ?

Le sud de la Floride a probablement les meilleurs lyricistes : Gunplay, Rick Ross, Trick, tous ces mecs sont trop forts dans leur domaine. J’écoutais Ice Billion Berg en arrivant ici, et je ressentais toute sa personnalité. La plupart n’ont jamais eu l’opportunité de percer sur la scène nationale, parce qu’on ne quitte pas le quartier comme ça. Au moment où les artistes arrivent à quitter le quartier, quand ils réalisent qu’ailleurs, les gens aiment vraiment leur musique, c’est là où ça clique et que ça change pour eux.

Comment tu l’expliques ?

Auparavant, il n’y avait que le paradigme East Coast contre West Coast. On voyait les gens du Sud comme des idiots du village, des péquenauds. Même Nas disait quelque chose comme “ces mecs sont retardés”. Il y a une vaste incompréhension, mais quand André 3000 a parlé en 1995, juste avant ma naissance, ça a servi de rampe de lancement au Sud. Les artistes ici ont un don de l’écriture : Bun B, Pimp C, Trick Daddy, Outkast et maintenant Young Thug, Kodak Black, 21 Savage…

En parlant d’influences, tu peux me parler de Kingpin Skinny Pimp qui narre la mixtape ?

Je le voulais absolument sur l’album, parce qu’à l’instar de Three 6 Mafia, Lord Infamous, il a largement influencé le premier volume de KOTMS, parce que je rappais sur ses instrus. Je voulais qu’il raconte ce disque parce qu’il me connaît depuis l’époque du Raider Klan. Le ramener m’apparaissait comme le moyen naturel de mettre en avant l’énergie de la tape et de ses collaborations.

Est-ce que c’est plus naturel pour toi de faire ce genre de projet que Melt My Eyez See Your Future ?

Bien sûr que c’est plus naturel, parce que je l’ai déjà fait avant [rires]. Quand j’ai commencé au début de ma carrière, je rappais comme ça. Et c’est ce que la plupart des gens qui sont arrivés au moment d’Imperial, de TA13OO, de Zuu, ne savaient pas. C’est là d’où je viens. RIP DatPiff… C’est là que tu pouvais télécharger toutes mes tapes : King Remembered, KOTMS, Strictly 4 My R.V.I.D.X.R.Z. Je rappais comme ça, avec ces influences sudistes !

Tu qualifiais le premier volet d’“underground tape”. C’est quoi être underground aujourd’hui ?

C’est mettre suffisamment d’efforts pour devenir mainstream. Avant, on valorisait toujours la versatilité, la différence dans ce milieu. Quand on faisait de la musique, ça tuait. Aujourd’hui, si tu es underground, il y a de grandes chances que tu sonnes comme Playboi Carti. Point barre.

Comment choisir les featurings dans ce contexte ?

Il s’agit juste de rassembler le Sud. Si tu regardes bien les mixtapes de Master P qui sortaient à l’ancienne, tu avais des gens de la West Coast, des gens de l’East Coast, du Sud. Tu avais Soulja Slim, UGK, Too $hort, etc. Pour KOTMS 2, j’ai choisi de manière sporadique des gens dont je pensais qu’ils sonneraient bien sur certains morceaux. Tout arrive par chance, il s’agit juste de nouer de bonnes relations humaines et de faire de la bonne musique. Collaborer avec des gens comme Ty Dolla $ign ou 2 Chainz, c’est nouveau pour moi, mais c’est ce que je voulais aussi.

Est-ce qu’il y a quelque chose que tu sais aujourd’hui et que tu aurais aimé savoir en 2012, au moment de la sortie de KOTMS ?

J’aurais aimé sortir plus. Rencontrer beaucoup plus de gens. Sinon, je ne changerai rien.

King Of The Mischievous South Vol. 2 (Loma Vista Recordings/Universal), sortie le 19 juillet.

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