[Rentrée littéraire 2024] 20 essais pour une rentrée politique et engagée

Programmée avant le séisme politique des élections législatives, la rentrée des essais traduit pourtant dans ses grandes lignes les tensions qui traversent la société. Le signe que l’ascension du RN a contaminé les esprits, prêts à imaginer son avènement concret comme l’expression d’un symptôme d’un mal diffus, celui du retour des pulsions fascistes, mais aussi celui d’un malaise social que l’État échoue à conjurer. Nous vivons à l’ère de L’Empire du discrédit (Les liens qui libèrent), tel que le suggère Christian Salmon dans une interrogation sur le rejet de la parole publique et sur la façon dont la laideur, l’outrance et l’infamie sont devenues désirables et mythiques.

Cette percée du RN en est l’une des expressions, comme le souligne un livre collectif dirigé par le sociologue Ugo Palheta, Extrême droite – La résistible ascension (Amsterdam), qui décortique sa vision ethniciste et autoritaire de la société. Ce succès idéologique procède moins d’une affaire de ressentiment que de celle d’un assentiment, estime le philosophe Michel Feher dans Producteurs et Parasites – L’imaginaire si désirable du Rassemblement national (La Découverte). L’une des façons de combattre cette extrême droite sera de militer, comme nous y invite Johan Faerber qui, dans un essai d’intervention, Militer – Verbe sale de l’époque (Autrement), interroge les possibilités et les limites du militantisme social, politique, culturel ou encore littéraire, souvent disqualifié de nos jours.

À tout ce qui conditionne l’ascension du RN, beaucoup d’essais opposent des analyses permettant à la fois de le combattre et d’éclairer sa monstruosité, en mettant au clair les multiples formes de domination (sociale, raciale, coloniale, patriarcale, etc.). Dans Le Corps d’exception – Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie (Amsterdam), Sidi Mohammed Barkat ausculte la perpétuation des représentations discriminantes dans la société française et dénonce l’institutionnalisation de la violence à l’égard des populations issues des anciennes colonies.

Dans La Domination blanche (Textuel), Solène Brun et Claire Cosquer définissent et étudient les ressorts du privilège blanc, angle mort de la question du racisme dans la société française qu’analysait déjà l’an dernier Léonora Miano. De son côté, le philosophe Souleymane Bachir Diagne offre une défense essentielle du concept d’universel, “riche de tous les particuliers”, dans Universaliser – Pour un dialogue des cultures (Albin Michel), comme la voie à opposer aux replis ethno-nationalistes. Et dans le magnifique Ainsi l’animal et nous (Actes Sud), Kaoutar Harchi articule à une réflexion sur l’abolition de la classe, de la race et du genre un plaidoyer sur l’antispécisme (critique de la domination d’espèce) comme condition d’un monde plus juste. Un essai qui pose la question animale comme arène majeure des luttes politiques d’aujourd’hui.

Contrer les dérives liberticides et réactionnaires en vogue suppose aussi des réflexions sur les raisons qui activent les peurs sous toutes leurs formes, comme le suggèrent deux figures de la pensée féministe. Dans Qui a peur du genre ? (Flammarion), Judith Butler analyse, trente-quatre ans après la parution de Trouble dans le genre, le mouvement idéologique anti-genre qui affirme que seul le sexe “naturel” est réel ou que le genre relève d’un régime totalitaire. Dans Résister à la culpabilisation – Sur quelques empêchements d’exister (La Découverte), Mona Chollet interroge, à partir de la culpabilisation des femmes et des mères, le culte du travail et la résurgence de logiques punitives, ainsi que les façons dont le sentiment de culpabilité nous traverse en permanence. Résister à la peur et à la culpabilisation est aussi un programme politique.

D’autres essais stimulants diagnostiquent les enjeux multiples du féminisme actuel, de la réflexion de Nepthys Zwer sur l’approche spatiale des inégalités subies par les femmes (Pour un spatio-féminisme – De l’espace à la carte, La Découverte) à celle de Jennifer Tamas sur le concept de galanterie et de nouvelle civilité sexuelle (Peut-on encore être galant ?, Seuil/ “Libelle”). De manière audacieuse, Lucile Novat invite avec De grandes dents – Enquête sur un petit malentendu (Zones) à se méfier des contes pour enfants, à travers une relecture féministe du Petit Chaperon rouge : le danger n’est pas dans la forêt mais plutôt dans le foyer. Dans La Perversion narcissique – Étude sociologique (CNRS), Marc Joly étudie les victimes de violences intrafamiliales, dressant un continuum entre violences morales et violences sexuelles.

La réflexion écologique ne sera pas en reste, grâce entre autres à deux livres importants : celui de Pierre Charbonnier, Vers l’écologie de guerre – Une histoire environnementale de la paix (La Découverte), celui de Kohei Saito, Moins ! Une philosophie de la décroissance (Seuil), et l’essai magnifique de l’anthropologue Charles Stépanoff, Attachements – Enquête sur nos liens au-delà de l’humain (La Découverte), qui interroge les relations singulières que les humains établissent au-delà d’eux-mêmes, avec les animaux, l’environnement et le cosmos.

Et dans le désarroi généralisé, où l’horizon des possibles semble bouché comme jamais, il nous restera quelques réflexions philosophiques existentielles, comme un secours potentiel à nos angoisses politiques : Hélène L’Heuillet, avec Le Vide qui est en nous (Albin Michel), Corine Pelluchon, avec L’Être et la Mer – Pour un existentialisme écologique (Puf), ou Pascal Chabot, avec Un sens à la vie – Enquête philosophique sur l’essentiel (Puf), nous aideront peut-être à trouver quelques repères au sein de nous-mêmes, sinon au sein du monde tel qu’il se dessine dans ces temps obscurs.

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