Apichatpong Weerasethakul : “Je pourrais même tourner sur Mars !”
Dès l’entrée, l’obscurité presque complète nous happe. Sur un immense écran qu’il faut contourner pour pénétrer dans l’exposition, une bande de jeunes gens blottis les uns contre les autres sommeille. Déjà, l’exposition nous entraine dans sa léthargie. Il faudra ici se défaire en partie de ses capacités de veille pour glisser dans un espace hautement onirique. Dans ce monde vaporeux et flottant, les écrans se succèdent et les états psychiques seconds s’enchaînent, entre hypnose, souvenirs et songes. Au sortir de ces merveilleuses Particules de nuit, au centre Pompidou, nous avons donc retrouvé Apichatpong Weerasethakul pour une conversation sur ses derniers travaux, ses projets et son étonnant jeûne de spectateur de films contemporains.
Il y a trois ans, vous présentiez une exposition à Villeurbanne intitulée Periphery of the Night. Cette nouvelle expo en est-elle le prolongement ?
Apichatpong Weerasethakul – Exactement. Jusque dans les titres qui filent le motif de la nuit : Periphery of the Night, Particules de nuit… Le projet est né d’une proposition, celle faite par le centre Pompidou d’investir un de ses espaces, l’atelier Brancusi. J’ai d’abord dit non. Parce que ce lieu me paraissait trop emblématique, trop chargé de souvenir. C’est en plus une construction conçue pour accueillir beaucoup de lumière, alors que moi, ce que j’aime par-dessus tout, c’est l’obscurité. Néanmoins, en parlant avec l’équipe du centre et aussi avec Marcella Lista, la commissaire de l’exposition, j’ai fini par entrevoir la possibilité de faire quelque chose. Nous avons transformé tous les points qui m’embarrassaient en négatif, comme on le dirait d’une image négative. J’ai commencé par obstruer les points par lesquels entraient la lumière pour créer une nuit artificielle.
Diriez-vous que le centre Pompidou est un lieu hanté ?
Je ne sais pas si j’utiliserais spontanément ce mot. Mais en tout cas, on y sent fortement les traces d’une histoire. Il y a une présence des esprits. L’architecture du lieu, presque son squelette, ne se fait jamais oublier, s’impose à vous où qu’on soit. Je dois avouer que je ne suis pas venu à l’Atelier Brancusi lorsqu’il était ouvert. Mais j’en ai vu de nombreuses photographies. Il est certain que la façon dont les sculptures étaient exposées engageaient vraiment une relation à la nature dans ses œuvres [celles du sculpteur roumain Constantin Brancusi], une étude de la lumière et des formes. J’ai gardé cela à l’esprit dans l’installation de mon exposition.
On retrouve dans l’expo vos Video Diaries, ces films courts projetés directement sur les murs par de mini-projecteurs posés devant…
Oui. Certains d’entre eux ont déjà été montrés dans de précédentes expositions, et il y en a de nouveaux. Je présente aussi de nouvelles œuvres, comme le film For Bruce, en hommage au grand cinéaste expérimentale Bruce Baillie, disparu en 2020. J’ai tourné ces images dans la jungle au Pérou à la fin de mon Covid, pendant une période de convalescence. On voit simplement un ruisseau et un pont, et cela devient à mon sens une réflexion sur la vie et le cinéma. C’est lié à ce que j’admire chez Bruce Baillie, une célébration du simple acte de regarder, la capacité à faire sourdre la beauté dans l’observation de la vie de tous les jours.
Vous présentez aussi une vidéo avec Tilda Swinton…
Oui, l’œuvre s’appelle January Stories. Nous l’avons filmée en janvier dernier. J’ai tourné avec trois caméras. Tilda ne fait presque rien, elle ne parle pas, regarde simplement un mur. Il y a deux montages différents : l’un est exposé dans Particule de nuit, et l’autre sera présenté dans une salle de cinéma au centre Pompidou le 13 octobre prochain. January Stories est une nouvelle étape dans mon travail de dépouillement de la narration.
Et il y a aussi une œuvre très impressionnante, qui évoque un peu Un chien andalou, le surréalisme, avec un étonnant ballet de pupilles oculaires…
L’œuvre, intitulée Solarium, est inspirée d’un vieux film d’horreur thaïlandais qui raconte l’histoire d’un homme énucléé qui cherche ses yeux. Je l’ai réalisée pour la Biennale de Thaïlande. Je me suis installée dans une ancienne école, en bois. L’école fait partie de l’œuvre. Il s’agit de s’adapter à un espace vide. L’œuvre retranscrit le son du bois, le cliquetis de la serrure en métal, les vibrations auditives. La lumière se déplace lentement. Et les images évoquent un fantôme à la recherche des globes oculaires qui lui ont été volés.
“Disons que quand je dois remplir un formulaire administratif où je dois spécifier ma profession, je note en général ‘artiste visuel’”
Est-ce que la majeure partie de votre temps aujourd’hui est occupé par la conception de vos installations et vos expositions, ou le cinéma occupe-t-il encore beaucoup votre quotidien et votre esprit ?
J’évite de me poser cette question, parce qu’elle me donne mal à la tête [rires] ! Je n’y pense pas, je fais ce que j’aime et ce que j’ai envie sur le moment. Disons que quand je dois remplir un formulaire administratif où je dois spécifier ma profession, je note en général “artiste visuel”. De toute façon, ce que je cherche à travers les longs métrages de cinéma et mes installations vidéo est à peu près similaire. Une même essence fantomatique des images en mouvement.
Un jour, à l’époque d’Oncle Boonmee (2010), vous m’avez dit que même si vous le souhaitiez, vous n’arriveriez pas à tourner hors de Thaïlande car les paysages de votre pays étaient l’indispensable matrice de votre inspiration. Depuis, il y a eu Memoria (2021), tourné en Colombie. Vous avez évolué sur ce point…
Absolument. J’ai compris avec Memoria que je cherchais surtout des paysages intérieurs et que je pouvais les retrouver un peu partout ailleurs qu’en Thaïlande. J’ai compris aussi qu’il y a une très grande beauté à faire avec les paysages, à utiliser des acteur·rices d’un pays étranger en terrain inconnu.
Une large partie de ce film est tourné dans la jungle colombienne, qui évoque forcément vos films de jungle thaïlandais. Pourriez-vous imaginer dans une ville étrangère une histoire totalement urbaine ?
Je crois que oui. Aujourd’hui, je crois même que je pourrais tourner sur Mars [rires] ! Vous savez, j’ai vécu un an à Paris au tout début des années 2000. Je détestais cette ville. Elle m’était hostile. Aujourd’hui, quand j’y reviens, je la trouve totalement transformée, gentrifiée partout, internationalisée. Eh bien, à ma grande surprise, je suis presque nostalgique du Paris un peu sale avec plein de gens qui ne parlent pas anglais que j’ai connu dans ma jeunesse [rires] ! Mais pour revenir à votre question, je pense que je pourrais imaginer une histoire entièrement située dans une grande ville étrangère sans un seul plan de jungle [rires]. La question est de savoir si je serais vraiment heureux de la faire. Pour me sentir totalement bien, j’ai besoin d’une relation forte à une nature très dense.
Ressentez-vous une grande anxiété liée à la crise climatique ?
J’en souffre beaucoup oui, car à Chiang Mai, où je vis, il y a un énorme problème de fumée lié au changement climatique. Un bassin s’est constitué, dans lequel la fumée est piégée et ne peut pas s’en aller. Il y a de plus en plus de feux de forets, l’air est de plus en plus chaud, le changement des températures est vraiment évident. C’est un très grand problème, une préoccupation quotidienne. Chiang Mai a été classée en tête des villes les plus polluées au monde ! Cela pose des problèmes sanitaires évidents, et aussi de santé mentale. Le gouvernement fait des annonces, mais rien ne suit. Les pouvoirs publics en Thaïlande sont d’une négligence folle. Je pense qu’on brûlerait le siège du gouvernement si cela se produisait en France.
Préparez-vous un long métrage en ce moment ?
Oui, je prépare un film au Sri Lanka. J’écris et je fais des repérages en même temps. Il est trop tôt pour vous raconter de quoi parlera le film, car ça change tout le temps. Je ne pense pas tourner avant 2026.
Vous avez obtenu la Palme d’or avec Oncle Boonmee, mais aussi d’autres prix pour Tropical Malady (2004) et Memoria. Vous sentez-vous chez vous à Cannes ?
En tout cas, je m’y sens très bien, oui. J’ai l’impression que mon travail y est respecté, et c’est important, parce que je travaille dur et que ce n’est pas toujours facile. L’important n’est pas d’y avoir gagné des prix, mais plutôt la qualité d’exposition que procure le festival. Et puis, j’y ai été juré aussi [en 2008]. J’ai beaucoup aimé cette expérience. D’ailleurs, Tilda était dans le jury l’année où Tropical Malady était en compétition. C’est là qu’elle a découvert mon travail, et elle est aujourd’hui quelqu’un de très important dans ma création. Cannes a été le lien entre nous.
Vous imaginez d’autres rôles pour elle ?
Oui, oui. Mais elle est très occupée. Je ne sais pas comment elle fait. Je pense que son rapport au travail touche à un point de folie. Elle a une façon d’accumuler les projets et les activités qui est vraiment un peu folle [rires] !
Vous continuez à aller au cinéma ?
Non, j’ai arrêté d’aller au cinéma depuis longtemps maintenant. J’ai arrêté d’écouter de la musique aussi. J’avais l’impression que ça ne m’apportait plus rien. Ça ne m’intéresse plus. Je préfère lire. Ou dessiner. J’aime toujours autant filmer, mais plus du tout voir des films. Je me suis fixé une règle : ne regarder des films que s’ils ont été tournés avant 1975. Les films très anciens me procurent encore une forme de joie, je peux regarder des films hollywoodiens classiques, mais des contemporains, ce n’est plus possible. Même ceux réalisés récemment par des cinéastes que j’admirais m’ont déçu – mais n’espérez pas que je vous donne des noms [rires] ! Alors, j’ai arrêté.
Je me souviens qu’autrefois vous aimiez beaucoup voir des blockbusters…
C’est une autre de mes règles dérogatoires [rires] ! En plus de ma limite à 1975, je continue à voir des blockbusters si j’ai l’impression que les effets spéciaux vont me stimuler. C’est quelque chose qui me passionne toujours : observer les progrès de la technologie pour concevoir des images jamais vues. Je n’ai pas vu le dernier Alien par exemple, mais j’en ai vraiment envie. En plus, il a été en grande partie tourné dans des studios en Thaïlande, j’ai des amis qui ont travaillé dessus… La puissance figurative des effets spéciaux, ça reste pour moi encore un peu magique.
Apichatpong Weerasethakul : Des lumières et des ombres, au centre Pompidou, Paris, jusqu’au 6 janvier 2025 (intégrale de ses films, exposition Particules de nuits, performance VR A Conversation with the Sun).
Homes : Apichatpong Weerasethakul, dirigé par Antoine Thirion (Les Éditions de l’œil), 480 p., 50 €.