“Give It to Me !” : l’histoire de la pop érudite, énervée et féministe qui manquait à nos bibliothèques

Depuis quelques années – on peut dater la tendance à l’énorme succès des Culottées de Pénélope Bagieu en 2016 –, les récits illustrés mettant en scène des pionnières oubliées fleurissent en librairie. Pionnières de la musique, du cinéma, de l’exploration spatiale… Tout y passe. En jetant un œil au sommaire de l’essai dessiné de la tatoueuse et illustratrice espagnole La Rata, Give It to Me !, qui promet de passer en revue la carrière d’une cinquantaine de chanteuses et musiciennes, on s’inquiète. S’agit-il d’un énième catalogue de biographies ?

Dès l’introduction, dans laquelle l’autrice annonce avec force ses intentions féministes, anticolonialistes et anticapitalistes, tous les doutes sont dissipés. Give It to Me !, traduit par Virginie Despentes herself, n’est pas un exercice d’hommage, mais une réflexion globale, politique et très documentée sur la place des femmes dans le milieu de la musique et sur la possibilité d’écrire une histoire de la pop qui prendrait en compte le contexte social, économique et culturel de chaque période.

Dynamiter les anciens récits hégémoniques

Tout au long de cet essai dessiné, La Rata s’adresse directement à ses lecteur·rices sur un ton très libre – elle est capable de caser un dialogue imaginaire hilarant avec Debbie Harry au milieu d’un paragraphe biographique très sérieux –, pour les inviter à prendre conscience de la manière dont de nombreuses artistes ont dérangé l’ordre patriarcal et hétéronormatif en affirmant une sexualité fluide et un désir d’émancipation. Elle s’attarde ainsi sur Gladys Bentley, chanteuse de blues qui portait des costumes d’homme sur scène dans les années 1930, sur Siouxsie Sioux et sur ses looks qui faisaient, dans les années 1980, éclater le male gaze ou sur les chansons de Nicki Minaj, qui sont autant d’“incitations à cesser de respecter l’autorité masculine”. Les stars côtoient les figures de l’avant-garde et la pop la plus mainstream est traitée avec autant de respect et de finesse que le queercore.

Au-delà de son propos passionnant sur la musique et de ses illustrations fourmillantes en clin d’œil à la BD underground américaine, Give It to Me ! est un formidable exercice de critique culturelle. Dans le même souffle, La Rata mêle des éléments biographiques méconnus, des analyses musicales précises et son point de vue personnel de femme blanche lesbienne féministe ayant grandi en Espagne. Elle souligne volontiers son privilège blanc et assume son savoir situé. Elle ne le fait jamais dans le but de se dédouaner ou de justifier ses manquements, mais plutôt pour montrer que la culture change selon la plume qui l’écrit. Pendant des décennies, l’histoire du rock a été façonnée par des hommes, qui ne prenaient pas toujours la peine de rappeler que Hound Dog avait été créée par Big Mama Thornton, une femme noire, avant d’être reprise par Elvis. Give It to Me ! envoie le signal enthousiasmant que les choses changent et qu’il est temps de dynamiter les anciens récits hégémoniques. Pour les remplacer par ce furieux esprit punk qui habite ce premier essai de La Rata et rend sa lecture particulièrement jouissive.

Give It to Me ! Sexe femmes musique de La Rata (Flammarion), traduit de l’espagnol par Virginie Despentes, 304 p., 29 . En librairie le 16 octobre.

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